Les codes vestimentaires neutres au travail : où se situe la frontière avec la discrimination sur base de la religion ?

Les codes vestimentaires neutres au travail : où se situe la frontière avec la discrimination sur base de la religion ?

Introduction

Dans un arrêt du 15 juillet 2021, la Cour de justice de l’Union européenne affine sa jurisprudence sur le port du voile (et autres signes religieux) au travail. Concrètement, dans les deux affaires jointes IX/WABE et MH/MJ, la Cour confirme qu'un code vestimentaire neutre sur le lieu de travail ne constitue pas une discrimination directe ou indirecte sur base de la religion ou des convictions, mais l'assortit de conditions plus strictes que dans sa jurisprudence antérieure...

Faits dans l’affaire IX/WABE

La première des deux affaires jointes concernait une travailleuse qui était occupée en tant qu’infirmière orthopédagogue dans un groupe exploitant un grand nombre de crèches en Allemagne. Afin de garantir le développement libre et personnel des enfants en ce qui concerne la religion, la croyance et la politique, une politique de neutralité était d’application dans les crèches. Cette politique de neutralité n’était cependant pas d’application pour les travailleurs du siège des crèches, puisque ces travailleurs n’entrent pas en contact avec les parents ni les enfants.

Au retour de son congé parental, l’infirmière orthopédagogue portait un foulard islamique qu’elle a refusé de retirer. La crèche a décidé de suspendre provisoirement la travailleuse et de lui remettre un avertissement. La travailleuse a alors demandé au tribunal du travail de Hambourg que la crèche soit condamnée à supprimer l’avertissement de son dossier personnel, suite à quoi l’affaire a fait l'objet de questions préjudicielles devant la Cour de justice.

Faits dans l’affaire MH/MJ

La seconde affaire concernait une travailleuse qui exerçait la fonction de conseillère de vente et caissière dans le grand magasin allemand MH. Etant donné que la travailleuse refusait de retirer son foulard islamique, elle a été initialement déplacée vers une fonction qui lui permettait de continuer à porter son foulard islamique. Quelque temps plus tard, le grand magasin a décidé d’introduire une politique de neutralité pour l’ensemble du personnel en vue de prévenir les conflits entre collègues. De tels conflits, attribuables aux différentes religions et cultures, se seraient en effet déjà manifestés parmi le personnel à plusieurs reprises dans le passé.

Sur base de cette nouvelle politique de neutralité, la travailleuse a été renvoyée chez elle. Par après, elle a été enjointe de se présenter sur son lieu de travail sans signe ostentatoire de grande taille d’expression d’une conviction religieuse, politique ou philosophique. La travailleuse a contesté la validité de cette injonction et a réclamé une indemnisation, dans le cadre duquel le Bundesarbeitsgericht a posé certaines questions préjudicielles à la Cour de justice.

Key take-aways de l’arrêt de la Cour de Justice

  • Quand une politique de neutralité constitue-t-elle une discrimination directe sur base de la religion ? (IX/WABE)

Une discrimination directe peut être observée lorsqu'une politique de neutralité ne s'applique qu'à certaines religions ou convictions. Par exemple, une interdiction pure et simple du port du voile ne sera pas acceptable. Dans l'arrêt du 15 juillet 2021, la Cour renvoie à cet égard à sa jurisprudence antérieure (Achbita/G4S) dans laquelle elle a déjà jugé qu'une politique de neutralité ne constitue pas une discrimination directe lorsque cette politique s’applique indifféremment pour toutes les manifestations de conviction politique, religieuse ou philosophique et que tous les travailleurs de l’entreprise sont traités de la même manière en leur imposant de manière générale et indifférenciée une neutralité vestimentaire. La Cour conclut qu'il ne s’agit pas non plus d’une discrimination directe dans l’affaire IX/WABE, étant donné que la crèche avait également exigé qu’une travailleuse chrétienne retire sa croix religieuse.

  • Quand une politique de neutralité constitue-t-elle une discrimination indirecte sur base de la religion? (IX/WABE)

Il s'agit d'une discrimination indirecte lorsque la politique de neutralité n'est pas objectivement justifiée par un but légitime. La Cour rappelle dans son arrêt du 15 juillet 2021 que la volonté de l’employeur d’afficher une politique de neutralité à l’égard de ses clients (tant publics que privés) peut être considérée comme un but légitime lorsque l’employeur, dans la poursuite de ce but, implique uniquement les travailleurs qui sont en contact avec les clients.

  • La simple volonté de l’employeur de mener une politique de neutralité est-elle suffisante pour justifier une discrimination indirecte ? (IX/WABE)

Non. La Cour précise dans l’arrêt que la simple volonté de l’employeur de mener une politique de neutralité ne suffit pas à justifier objectivement une distinction indirecte sur base de la religion ou des convictions. La justification ne peut être considérée comme objective que si les trois conditions suivantes sont remplies :

  1. Il doit s’agir d’un « besoin véritable » de l’employeur, qui doit être démontré par l’employeur. Le « besoin véritable » peut être démontré en tenant compte des droits et attentes légitimes des clients ou usagers (mais évidemment pas des demandes discriminatoires de clients). Par exemple, dans l’affaire IX/WABE, les parents peuvent avoir l’attente légitime que les encadrants dans les crèches soient habillés de manière neutre afin de garantir le développement libre de leurs enfants en ce qui concerne la religion, la croyance et la politique. L’employeur doit également apporter la preuve que sans l’introduction d’une politique de neutralité, il serait porté atteinte à sa liberté d’entreprise, car il subirait des conséquences défavorables compte tenu de la nature ou du contexte de ses activités ;

  2. Le code vestimentaire doit être « apte » à assurer la bonne application de la politique de neutralité. En d’autres termes, la politique doit être poursuivie de manière véritablement cohérente et systématique ;

  3. Le code vestimentaire ne peut pas aller plus loin que ce qui est strictement nécessaire en comparaison avec les conséquences défavorables que l’employeur cherche à éviter.
  • Seul le souhait de neutralité externe (par rapport aux clients) peut-il être invoqué comme un besoin véritable, ou cela s'applique-t-il également au souhait de neutralité interne (c'est-à-dire éviter les conflits sociaux entre collègues) ? (MH/MJ)

Non seulement une position neutre envers les clients peut constituer un besoin véritable de l'employeur, mais également la prévention des conflits sociaux (comme dans le grand magasin MH). Il s’agit d’un éclaircissement bienvenu pour beaucoup d’entreprises, étant donné que la Cour s’était uniquement prononcée dans ses précédents arrêts sur le fait que la neutralité externe à l’égard des clients pouvait être considérée comme un objectif légitime (sans se prononcer sur la neutralité interne).

  • Une politique de neutralité peut-elle être limitée aux signes ostentatoires de grande taille ? (MH/MJ)

Non. Même si une interdiction des signes ostentatoires de grande taille (telle que d’application dans le grand magasin MH) est appliquée de manière cohérente et systématique, elle n’est pas justifiée selon la Cour. Tout signe, même de petite taille, compromet la cohérence de la politique de neutralité. Il n’est donc pas possible de limiter l’interdiction au port de « signes ostentatoires de grande taille » de conviction politique, philosophique ou religieuse.

 

Lauren Daniels
Avocat – Claeys & Engels

 

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